2018-2019 – Parole et violence : les paradoxes de la parole

par Jean-Pierre Drapier

« − l’inconscient, ce n’est pas que l’être pense […] l’inconscient, c’est que l’être, en parlant, jouisse, et, j’ajoute, ne veuille rien en savoir de plus. J’ajoute que cela veut dire − ne rien savoir du tout »
Jacques Lacan, Encore, p. 95 [1]

En 1973, Lacan est passé du sujet au parlêtre, du langage à lalangue et a ainsi approfondi le paradoxe de ce qu’il en est de la parole : plus seulement limite à la jouissance mais vecteur de jouissance. Ce qui a une incidence directe sur les rapports de la parole et de la violence.
Certes, l’entrée dans la parole a pour conséquence l’humanisation, l’inscription du petit de l’homme dans la filiation, la parenté, la généalogie. Certes, la parole a un effet de séparation, tout d’abord de l’autre, et donc d’identité, d’érection du Un mais aussi de séparation d’avec la Chose, de perte de l’objet (a). Elle pose l’inter-dit du corps de la mère et plus largement d’une jouissance à jamais perdue : ni jouir de ni être joui par la mère, ni dévorer ni être dévoré par la mère. Sur ce versant, elle est effectivement un pare-violence, au sens de réprimer, refouler l’agressivité primordiale. Mais, Freud le notait déjà en 1929 dans Malaise dans la civilisation, cette répression est violence car « l’interdiction du choix incestueux de l’objet [est] la mutilation la plus sanglante peut-être imposée au cours du temps à la vie amoureuse de l’être humain » (p. 55) et plus loin : « toutes ces interdictions traduisent l’exigence d’une vie sexuelle identique pour tous » (p. 56).
Certes, dans la cure que faisons-nous d’autre que de substituer la mise en parole au passage à l’acte, de dénouer par la parole la violence de conflits intra-psychiques, de pousser à « ce que ça se dise » plutôt que ça éclate en acte violent : la parole de l’analysant y est requise aussi bien que celle de l’analyste, que ce soit par l’acte de l’interprétation, de l’intervention, de la scansion ou du dire que non. Avec le psychotique, l’autiste, elle peut même être pacificatrice. Lacan en fera d’ailleurs la seule forme d’action qui se pose comme vérité.
Alors, Sainte Parole priez pour nous et protégez-nous de la violence ? Tu parles. Rien que ce « tu parles ! » énonce le contraire : il y a une violence même liée à la parole.
D’abord, nous l’avons vu plus haut, la prise dans les rets du signifiant n’est pas sans dégât, n’est pas sans étrangler ou au moins piéger le parlêtre ; la parole est le vecteur premier de la castration, ne serait-ce que, dans un premier temps de l’enseignement de Lacan, par la parole du père dont la mère doit tenir compte puis, corrélativement à la pluralisation de la fonction paternelle dans les Noms du père, par l’effet de la chaîne signifiante : du fait de parler l’homme jouit mal.
Jouit mal ne veut pas seulement dire pas assez ou pas comme il voudrait ; cela signifie aussi de la mauvaise façon, la jouissance qu’il ne faudrait pas. Cela est à corréler à la relation à l’autre, aussi bien qu’à l’Autre, induite par la parole parce que : « l’insulte […] s’avère par l’έπος (l’épique) être du dialogue le premier mot comme le dernier » [2]. La parole est aussi provocation, torture, appel à et de la haine, jugement dérisoire « qui ne touche au réel qu’à perdre toute signification ». De tout temps, elle s’est organisée dans des discours appelant à la discrimination, l’excommunication, les pogroms, la croisade ou le djihad. La parole peut être guerrière et menteuse.
Janus, avec sa double face, est peut-être le dieu qui la représente le mieux; mais sait-on jamais à quelle face l’on s’adresse ? D’où l’intérêt de la trouvaille freudienne, troisième face de la parole : quand ça parle il y a du transfert, toujours et partout, mais pas toujours maîtrisé. Le dispositif artificiel, expérimental, de la relation analytique permet par l’utilisation maîtrisée du transfert et par un travail sur le transfert de dénouer les nœuds de la parole par une mise à plat, un vidage du sens.

[1] Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, Paris, 1975, Seuil, p. 95.
[2] Lacan J., « L’Étourdit », dans Autres écrits, Paris, 2001, Seuil, p. 487.

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