par Paula Damas
L’envie et la jalousie font l’objet de nombreuses études depuis les temps anciens. C’est un domaine qui n’a cessé d’être questionné, pour tous, par tous, traduit par la pluralité même des approches fictives, de Stendhal à Proust, de Dostoïevski à Tolstoï ou encore chez Molière, mais aussi par nombre de psychanalystes qui en feront deux pivots essentiels de la structuration du sujet.
Pour autant, la jalousie est-elle l’envie ? On a tendance à les confondre et les laisser entraîner dans leur sillage des déclinaisons et questions multiples. Parlons-nous de passion, de possession, de défaut, de haine, de désir, d’amour, qu’aussitôt se pose la question : est-ce normal ou pathologique ? Autant de questions que nous devrons déplier cette année, afin de préciser ce qui distingue ces deux concepts. Car si la jalousie correspond à la volonté de posséder de façon exclusive ce que l’on a mais que l’on a peur de perdre, l’envie, quant à elle, correspond à la volonté de déposséder l’autre de ce que l’on n’a pas, mais que l’on désire. Jalousie et envie se côtoient donc, mais semblent se différencier dans leur rapport à l’objet.
Dans son article « Sur quelques mécanismes névrotiques dans la jalousie, la paranoïa et l’homosexualité [1] », Freud dit de la jalousie qu’elle est la « clé » de la vie psychique, phénomène qui nous facilite « la compréhension la plus profonde de la vie psychique, aussi bien normale que pathologique ». La jalousie se présenterait comme une propriété constante, « naturelle », susceptible de migrer vers un trait pathologique emprunt de multiples projections : l’imputation de ses propres désirs d’infidélité à son partenaire, le travail du dedans et dehors dans le délire, le regard du mauvais œil sur l’objet précieux, la paranoïa et l’homosexualité. Viendront ensuite la jalousie œdipienne dans les Trois essais (1905), la jalousie originaire dans Totem et tabou (1912-1913), l’implication de la jalousie dans le fantasme de Un enfant et battu (1919) et la jalousie au niveau collectif dans Psychologie des foules et analyse du moi (1921). Il n’y aurait donc pas une, mais des jalousies, témoins de la pulsion à l’œuvre, scopique lorsqu’il s’agit de basculer vers la compulsion de guetter ou d’observer, mais aussi épistémique, à la recherche d’une vérité insaisissable sur l’objet précieux et son présumé rival [2]. Et si Freud tente de préciser ce qu’il en est de la jalousie, en aucun cas il ne la rapproche de l’envie. Selon Sol Aparicio, « contrairement à ce qu’indiquent certaines traductions, c’est bien le terme d’envie et non pas celui de jalousie que Freud emploie pour dire l’affect qui saisit le sujet à l’arrivée du frère plus jeune, l’intrus qui accapare l’attention de l’Autre [3]». Si l’envie intéresse donc ce dont jouit le nouveau-né, la jalousie porte quant à elle sur un amour en péril, susceptible de se dérober, réellement ou imaginairement.
Lacan qui traduisit en 1932 le texte de Freud sur les mécanismes névrotiques dans la jalousie, la paranoïa et l’homosexualité, institue la jalousie paranoïaque comme donnée capitale du stade du miroir. Il énoncera que « toute connaissance humaine prend sa source dans la dialectique de la jalousie, qui est une manifestation primordiale de la communication [4]». Il fera ainsi référence à la jalousie tout au long de ses séminaires, véritable appui pour traiter du spéculaire, du désir, de la jouissance, convoquant ainsi les catégories du symbolique, de l’imaginaire et du réel. Comme Freud, Lacan ne confond à aucun moment de ses développements envie et jalousie. Des trois « complexes familiaux [5]» il fera de la jalousie et de la haine le modèle généralisable de toute relation humaine en se soutenant de l’exemple de l’infans devant l’intrusion du puiné, invoqué par Saint Augustin dans le premier livre de ses Confessions [6], exemple qu’il reprendra maintes fois. Lacan remarque que l’invidia ne concerne pas un objet aimé comme pour le jaloux mais, « sur fond de privation, la convoitise du bien d’autrui d’un objet de jouissance [7]». Si la jalousie semble donc se rapporter à l’objet aimé et à la crainte de le perdre, l’envie se rapporterait à l’objet de jouissance de l’autre.
Le champ d’exploration qui s’ouvre à nous est donc immense. Voici la promesse d’une année de travail passionnante mais aussi pleine de paradoxes, car si l’envie et la jalousie laissent entendre leur lien morbide à l’objet avec ses effets délétères, haine, passion, rivalité, souffrance sont, elles, tout autant des clés fondamentales de la constitution du sujet. Il nous faudra donc également les aborder sur leur versant clinique et différentiel pour mieux les cerner.