N°24 – « Délire, fantasme, réalité »

Éditorial par Éliane Pamart

Les enseignants des six Collèges de clinique psychanalytique ont choisi de travailler cette année 2023/2024 sur un thème à trois facettes : « Délire, fantasme, réalité ». Si ces trois mots circulent dans la langue commune, ils recouvrent, en psychanalyse, des concepts bien précis qui soutiennent sa théorie et orientent sa pratique.

Dans ses variétés, pathologiques ou non, le délire était connu bien avant la nosographie psychiatrique.

L’origine grecque du fantasme, phantasma, évoque l’imagination bien avant l’imaginaire de Lacan ; puis Freud s’est emparé du terme pour le formaliser et en faire un des pivots théoriques de la science nouvelle.

Quant à la réalité, terme usité couramment, elle fait un pas de deux entre symbolique et imaginaire, là où le délire ouvre une brèche sur le réel, comme Lacan le démontre à l’aide des trois registres — imaginaire, symbolique et réel — que Freud n’avait pas à sa disposition.

Dans son dernier chapitre de l’Interprétation des rêves, celui-ci insiste sur le fait que « la réalité psychique est une forme d’existence particulière qu’il ne faut pas confondre avec la réalité matérielle dès lors que les désirs inconscients du rêve sont ramenés à leur expression dernière et la plus vraie1 ». Puis, dans son texte « Formulation sur les deux principes du cours des événements psychiques2 », il confronte nos trois concepts aux différents types cliniques : névrose, psychose et perversion, et dégage deux types de perte de la réalité qui lui permettent de différencier le champ des névroses de celui des psychoses. Son working in progress l’amène à conclure que : « pour la névrose comme pour la psychose, la question qui vient à se poser n’est pas seulement celle de la perte de la réalité, mais aussi celle d’un substitut de la réalité3 ».

Cette conception de la vie psychique permet d’accéder au fantasme et au délire selon des modalités bien spécifiques. Là où la névrose fait un usage symbolique du monde fantasmatique, mais également, à l’occasion, d’éléments prélevés sur la réalité matérielle, la psychose projette ce monde fantasmatique dans le réel.

Lacan affine sa répartition de ces trois registres, imaginaire, symbolique et réel, notamment avec son schéma R4, dit schéma de la réalité — le schéma de notre couverture.

Au fil de son enseignement, il est plus tranché et affirme, en 1967, que « la réalité est commandée par le fantasme en tant que le sujet s’y réalise dans sa division même5 », puis, en 1978, que « tout le monde est fou, c’est-à-dire délirant6 » — mais tout en maintenant le binaire freudien névrose-psychose ; pourquoi ?

Les auteurs de ce numéro 24 de la RNCCCL se sont appliqués à faire valoir la portée épistémique de ces trois concepts, délire, fantasme, réalité, en suivant précisément les élaborations de Freud à Lacan ainsi que leur évolution dans le discours psychiatrique et psychanalytique.

Ainsi, notre première partie concerne le délire.

Le premier texte de cette partie, où Agnès Metton distingue le petit délire de chacun, qui s’articule autour de l’objet de son fantasme, du délire paranoïaque où la certitude, signe la psychose. Avec Freud, elle met l’accent sur la fonction du délire comme tentative de guérison, cette révolution dans la conception de la psychose qui désormais ne sera plus présentée comme un état déficitaire.

Jean-Jacques Gorog articule la place et la fonction du fantasme par rapport à celles du délire. Elles ne se situent pas sur le même plan, ainsi que le démontre le cas Schreber, pour qui la formule « qu’il serait beau d’être une femme subissant l’accouplement » apparaît comme son fantasme, alors que dans son délire, ce même Schreber devient la femme de Dieu.

Laurent Combres va chercher les prémisses de la conception freudienne de la psychose dans ses premiers textes, où questionne la neurologie de son temps en interrogeant l’appareil du langage, dont le pouvoir de représentation excède le substrat organique ; ce qui débouchera sur la théorie du signifiant, fondamentale pour Lacan. Freud met en effet en évidence que le sujet n’est pas exclusivement identifiable à son anatomie, dont il est séparé par un réseau de représentations dont il peut faire état par la parole mais qui se manifeste également par le symptôme. C’est la structure de ce réseau que Freud théorisera par la suite.

Jean-Michel Valtat puise dans l’histoire de la psychiatrie pour nous éclairer sur cette mystérieuse « maladie de la mentalité » que Lacan propose à l’issue d’une présentation de malade en 1976. Son approche borroméenne permet de renouveler la clinique différentielle des délires.

Enfin, Marie-Thérèse Gournel nous donne une lecture de l’« Homme aux loups » dont la fonction du regard est le fil directeur.

En seconde partie, trois textes sur le fantasme nous permettent d’en explorer la logique, certes propre à chaque sujet, mais informée par sa structure.

Alexandre Faure déchiffre pour nous le subtil commentaire que fait Jacques Lacan des Ménines de Diego Velázquez dans son séminaire L’Objet de la psychanalyse au moment d’introduire ses développements sur la fenêtre du fantasme et sur l’objet regard.

Bernard Nominé propose une construction topologique de la structure du fantasme en situant les trois phases décrites par Freud dans les trois plans du réel, de l’imaginaire et du symbolique que Lacan a conçu. 

Quant à Bernard Lapinalie, il suit le cheminement de Lacan dans son séminaire La logique du fantasme, au cœur duquel est la question de la perversion, Lacan revenant ainsi sur les traces de Freud.

Notre troisième partie interroge la construction subjective de l’enfant entre délire, fantasme et réalité. Comment y entre-t-il ? 

Cinq textes, ici, dont le premier, d’Armando Cote, où face au réel, l’infans s’adresse à l’Autre par le cri, s’extirpant du silence. La voix, en émergeant avec le premier cri de la venue au monde, opère un tissage entre le somatique et le psychique. Le cri pour la psychanalyse demande une réponse, et grâce à l’intervention de l’Autre devient un appel. Le cri au fil du temps se module en langage, avant de s’articuler en parole.

Puis suivent deux textes qui reviennent sur les débuts de la psychanalyse auprès des enfants dans les institutions françaises de l’après-guerre. A partir d’un document d’archive, Brigitte Hatat questionne ce que l’on entend par « carence des soins maternels » à partir de ce que Lacan a appelé, en 1969, « désir non anonyme ». Marie-Noëlle Jacob-Duvernet, s’appuyant sur ces mêmes travaux, ainsi que ceux de Donald Woodrow Winnicott, se penche sur ce que Lacan définit comme « intérêt particularisé », indispensable à l’enfant pour qu’il ex-siste.

Enfin, Jean-Paul Montel nous fait partager sa rencontre avec une petite fille dont les voix l’assaillent la nuit, et Yann Dujeancourt son regret de ne pas partager plus longtemps l’ascenseur de son jeune patient.

Nous terminerons avec six textes sur la réalité, dont trois qui nous éclairent sur la spécificité de la réalité en psychanalyse.

Colette Soler fait un détour par la philosophie pour nous démontrer avec Lacan « l’imbécillité » de ceux qui croient à l’universalité de la perception, alors que, pour la psychanalyse, il y a plutôt une collision entre nos cinq sens et la réalité découpée par le fantasme. La relation entre ce qu’il distingue en 1958 comme percipiens et perceptum décalque la relation qu’écrit le fantasme entre $ et objet a — cet objet qui, de manquer, sort la libido de son investissement narcissique.

François Terral nous introduit à la dimension éthique de la réalité révisée par la psychanalyse en soulevant la question du rapport de celle-ci à la norme de l’Autre. Retracer l’histoire de ces élaborations et de leurs prises en compte clinique témoigne des impasses rencontrées et de leurs tentatives de dépassement.

Jérôme Vammale, à partir de la conception lacanienne finale, borroméenne, de la réalité, suit le mouvement de certains auteurs contemporains qui tentent de faire face au « péché originel » de la réalité autrement que… religieusement.

Enfin, les trois derniers textes concernent la « réalité de l’artiste », comme la nomme Marie-José Latour, et si Dominique Touchon-Fingemann l’illustre par sa lecture du roman de Marguerite Duras Le ravissement de Lol V Stein, Muriel Mosconi nous invite au cinéma pour (re)voir Mulholland Drive de David Lynch.

En vous souhaitant une excellente lecture de ce numéro 24 de la RNCCCL. Son conseil scientifique forme le vœu qu’elle puisse aider les participants à nos six Collèges, et peut-être d’autres, à s’orienter face à ce qui outrepasse le sens commun, à tenir la corde du singulier vis-à-vis des fantasmes prêts à porter que l’époque fournit d’abondance, et à contourner les chausse-trapes que les exigences adaptatives de ladite réalité tendent à tous.


1 Freud S., L’interprétation des rêves, PUF, Paris, 1993, p.526.

2 Freud S., « formulation sur les deux principes du cours des événements psychiques »1911, Tome I, Résultats, idées, problèmes, PUF, 1890-1920, p.135.

3 Freud S., « Perte de la réalité », 1924, Névrose, psychose et perversion, PUF, Paris, p.302.

4 Lacan J., « D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose »1958, Ecrits, Paris, Seuil, 1966, p.553.

5 Lacan J., « De la psychanalyse dans ses rapports à la réalité », 1967 Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p.358.

6 Lacan J., Lacan à Vincennes, Ornicar ? 17/18, 1979, p.278.

Sommaire

I. Présentation – Éditorial

  • Présentation des Collèges de clinique psychanalytique du Champ lacanien, Jacques Adam
  • Éditorial, Éliane Pamart

II. Travaux des Collèges de cliniques psychanalytique – France

Le délire
  • Agnès Metton : Il y a délire et délire…
  • Jean-Jacques Gorog : Fantasme, délire, pas sans la structure
  • Laurent Combres : Se mettre à délirer
  • Jean-Michel Valtat : Isoler ces curieux tableaux
  • Marie-Thérèse Gournel : Le regard chez l’Homme aux loups
Fantasme
  • Alexandre Faure : « Tu ne me vois pas d’où je te regarde »
  • Bernard Nominé : La fenêtre du fantasme et sa perspective
  • Bernard Lapinalie : Fantasme et perversion : une lecture de La logique du fantasme
L’enfant entre …
  • Armando Cote : Le silence et le réel
  • Brigitte Hatat : « Discontinuité des liens précoces et naissance de l’Autre »
  • Marie-Noëlle Jacob-Duvernet : L’enfant minuscule
  • Jean-Paul Montel : Les voix des nuits blanches
  • Yann Dujeancourt : Subversion du temps et de l’espace
La réalité
  • Colette Soler : Sortir de « l’imbécilité »
  • François Terral : Clinique hors-réalité
  • Jérôme Vammale : A quoi tient la réalité
De la lettre au cinéma
  • Marie-José Latour : La réalité de l’artiste
  • Dominique Touchon : Délire et fantasme : quel ravissement !
  • Muriel Mosconi : Mulloland drive, rêves, réalités ?

III. Les auteurs de la revue

IV. Renseignements pratiques sur les Collèges de clinique psychanalytique du Champ lacanien

V. Sommaires des numéros antérieurs

La journée nationale des collèges aura lieu le 22 mars 2025 à Aix-En-Provence. Plus d'informations
Ici
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