N°21 – Cas d’urgence

Éditorial par Annie STARICKY

Cas d’urgence est le thème que les Collèges de clinique psychanalytique du Champ lacanien de France ont mis au travail pendant l’année 2020-2021.

Ce thème fut choisi avant que ne survienne, dans le réel, la pandémie du Covid 19, avec les urgences et restrictions qu’elle impose. Un hasard, qui mit en relief la distinction entre les différentes figures de l’urgence : celles qui viennentdu réel (malaise sociétal, catastrophes naturelles) et les urgences subjectives, liées à l’histoire du sujet. Les deux peuvent se croiser à l’occasion, mais ce n’est pas le même réel : Lacan, en 1974 [1], dit que le Réel « est non saisissable d’une façon qui ferait tout, il n’est pas un tout », il y a des « bouts de réel ». Et l’on peut dire que le sujet répondra au « réel du monde » en fonction de ce qu’est son propre rapport au réel, celui de sa structure subjective, nouée par les trois registres R, S, I, qui coincent le trou central de l’objet a.

L’urgence subjective n’est pas sans lien avec l’angoisse, cet affect qui ne trompe pas et fait signe du rapport du sujet à l’objet a, cause du désir.

Dans la « Préface à l’édition anglaise du Séminaire XI [2] », Lacan évoque l’urgence en rapport avec « la satisfaction qui marque la fin de l’analyse » : « Donner cette satisfaction étant l’urgence à quoi préside l’analyse, interrogeons comment quelqu’un peut se vouer à satisfaire ces cas d’urgence. » Mais il réfère aussi l’urgence au début de la cure : « L’offre est antérieure à la requête d’une urgence qu’on n’est pas sûr de satisfaire, sauf à l’avoir pesée. »

L’urgence est ainsi liée aux moments cruciaux de la cure : au début, où se précipite souvent dans l’urgence une demande d’analyse, dont les signifiants demandent à être déchiffrés, et l’articulation au désir dévoilée ; pendant les moments de franchissements de la passe et de la fin de cure, où le sujet se destitue et rencontre sa division par l’objet a, cause de son désir.

L’urgence est donc liée au temps logique du sujet qui se déplie dans la cure et le conduit, dans le moment de conclure, à son rapport à l’objet a. Dans « Le Temps logique… », en 1945, Lacan parle de « la précipitation logique dans l’urgence au moment de conclure [3] », qui est le temps de l’acte. La précipitation renvoie à la fonction de la hâte en logique, que Lacan veut démontrer [4]. Si l’objet n’est pas encore nommé par Lacan en 1945, on peut dire qu’il est présent dans le sophisme des trois prisonniers, sous la forme du regard (voir-être vu). Ce n’est qu’en 1973, quand il reprend « Le Temps logique » dans le séminaire Encore, qu’il fait le lien explicite entre l’objet et la fonction de la hâte du moment de conclure : « […] la fonction de la hâte, c’est déjà ce petit qui la thètise [5] ». Il l’écrira aussi l’objet h(a)té.

Il y a donc une équation entre l’urgence, la hâte et l’objet cause du désir.

On peut dire que l’urgence du début de cure et pendant le transfert fait signe d’un désir en souffrance, encore recouvert par les manifestations de l’angoisse liées au symptôme, et que l’urgence de la fin précède et précipite la rencontre de l’objet a. Cette rencontre se produit dans le moment de la passe, où le sujet, par une torsion [6], se sépare du désir de l’Autre et rencontre l’objet a, cause de son désir, ce qu’écrit le fantasme S ◊ a. C’est l’objet qui met un terme à l’urgence du moment de destitution subjective de la passe. Lacan fait de cette torsion la topologie du désir : « Le désir du sujet est non pas noué au désir de l’Autre, mais fait d’une torsion », qu’il va représenter par la bouteille de Klein [7]. Il veut ainsi proposer « une topologie essentielle à la praxis [8] », sa visée étant d’établir une science psychanalytique.

Le texte de Lacan laisse aussi entendre que l’urgence se distribue entre la position de l’analysant (« les cas d’urgences ») et celle de l’analyste, qui est tenu par l’urgence de satisfaire à la fin de cure. Comment entendre l’urgence du côté de l’analyste ? Lacan parle d’être « au pair » avec ces cas d’urgence et de « faire la paire » avec eux. La disparité des positions, analysant et analyste, exclut de penser « la paire » sur le plan imaginaire, mais plutôt du côté de l’inclusion de l’analyste dans le transfert et dans la sortie du transfert. Quand l’objet divise l’analysant, l’analyste cesse d’en être le semblant, il est tenu de se laisser décompléter et réduire au désêtre par l’analysant, qu’il soit devenu analyste ou pas. Ainsi l’urgence, dans l’une et l’autre de ces deux positions disparates, est en rapport avec l’objet a. Le terme « empêtré » que Lacan emploie (qui signifie selon le dictionnaire : contrainte, difficulté à en sortir) pourrait bien renvoyer à cette nécessité de se laisser décompléter, qui suppose que l’analyste repasse par sa propre fin de cure. C’est un moment difficile au sens où il s’agit de ne pas le manquer, sauf à mettre en impasse la fin de cure. En ce sens, Lacan n’a-t-il pas dit qu’il ne cessait de passer la passe ?

Les textes de la Revue sont une belle mosaïque, qui aborde la question de l’urgence subjective à l’entrée de la cure, l’urgence à la fin de cure, l’urgence et le temps logique du sujet, les figures de l’urgence dans la névrose et la psychose, et l’urgence et le réel.

Notes

  1. Lacan J., « Conférence de presse au Centre culturel français », Rome, 29 octobre 1974, transcription Patrick Valas.
  2. Lacan J., « Préface à l’édition anglaise du Séminaire XI », AutreÉcrits, Paris, Seuil, 2001, p. 572-573.
  3. Lacan J., « Le temps logique et l’assertion de certitude anticipée », Écrits, Paris, Seuil, 1966p. 206.
  4. Lacan J., « Conférence de presse au Centre culturel français », op. cit., p. 203.
  5. Lacan J., Le Séminaire, Livre XX, Encore, Paris, Seuil, 1975, p. 47.
  6. Lacan J., Le Séminaire, Livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1973, p. 193-195, 199.
  7. Lacan J., Le Séminaire, « Problèmes cruciaux pour la psychanalyse », inédit, leçon du 3 février 1965.
  8. Ibid.

Sommaire

I. Présentation – Éditorial

  • Présentation des Collèges de clinique psychanalytique du Champ lacanien, Jacques ADAM
  • Éditorial, Annie STARICKY

II. Travaux des collèges cliniques de France et des espaces cliniques associés

L’urgence subjective à l’entrée dans la cure
  • Le nœud de la demande, Sol APARICIO
  • « Entendre les choses muettes », Sophie PINOT
  • La religion du sens ne résout pas l’urgence, Jacques TRÉHOT
L’urgence et la fin de la cure
  • Urgence et satisfaction, Brigitte HATAT
  • J’ai hâte qu’il ne soit pas trop tard, Corinne PHILIPPE
  • L’acte et ses conséquences, Gaëll LE PAGE
L’urgence et le temps logique du sujet
  • L’objet temps, Muriel MOSCONI
  • La fuite du sujet, Marc STRAUSS
  • Un temps symptomatique, Jean-Pierre DRAPIER
  • L’urgence d’une analyse : le temps qu’il faut, Dominique TOUCHON-FINGERMANN
Figures de l’urgence dans la névrose et la psychose
  • L’obsessionnel et le temps, ou L’urgence attendra, Bruno GENESTE
  • Temps suspendu, Colette CHOURAQUI-SEPEL
  • La psychose et le temps – Figures de l’urgence subjective dans la psychose, Jean-Jacques GOROG
  • Le Château de Kafka : quelle temporalité ?, Pantchika DOFFÉMONT
  • Erreurs sur le sexe – Quelques remarques sur le transsexualisme de l’enfant, Frédéric PELLION
L’urgence et le réel
  • L’urgence face à l’angoisse, Michel FORMENTO
  • Où est l’urgence ?, Fanny MATTE
  • La répétition ou la rencontre manquée, Bernard LAPINALIE
  • Une urgence fondatrice, Éliane PAMART

III. Références bibliographiques

IV. Sommaires des numéros antérieurs

V. Renseignements pratiques sur les Collèges de clinique psychanalytique du Champ lacanien

VI. Les auteurs de la revue