N°19 – Parole et violence

Editorial par Éliane PAMART

J’ai le plaisir de vous présenter ce numéro 19 de la Revue des Collèges Cliniques du Champ Lacanien, établi par le Comité scientifique des cinq Collèges de Clinique Psychanalytique français.

Le titre de cette revue annuelle, « Parole et violence » correspond au thème de travail choisi par l’ensemble des enseignants des Collèges Cliniques.

Notons toutefois sa particularité : il s’agit d’un thème résolument contemporain qui marque notre civilisation tant au niveau de l’actualité mondiale que de l’évolution de la clinique psychanalytique.

C’est aussi l’occasion de saluer les 20 ans de la création des Collèges Cliniques, celle du CCPSE et du CCPO créé en 1999, soit un an après la création du CCPP et du CCPSO. Celle du CCP2A interviendra plus tardivement, soit en 2007.

« Parole et violence » thème d’actualité, puisque de toute part dans le monde, la violence est convoquée, dans nos rues, dans nos institutions y compris religieuses, en famille, et entre homme et femme.

Bref, la violence est partout et depuis la nuit des temps, comme nous le rappelait cet extrait de l’Opéra Il Primo Omocidio de Scarlatti créé en 1707 qui nous accompagnait pour entrer dans la nef du Couvent des Jacobins lors de notre Journée Nationale à Rennes le 23 mars 2019.

Il y est question du premier homicide relaté dans l’Ancien testament qui de l’Antiquité à Freud en passant par Hobbes et Schopenhauer, a illustré la célèbre formule « L’homme est un loup pour l’homme ».

En effet, lorsque les deux frères décident d’adresser une offrande à Dieu, celle d’Abel, l’éleveur nomade est préférée à celle de Caïn, l’agriculteur sédentaire. Très affecté par ce choix arbitraire, et malgré la mise en garde divine, il ne peut renoncer à tuer son frère Abel. Il est condamné à s’exiler de cette terre, car elle portait déjà la faute parentale d’Adam et Eve. Néanmoins, ce meurtre primordial est fondateur de la première civilisation, puisque Caïn va fonder avec sa nombreuse descendance la première ville de l’humanité.

La propension à la violence est donc indéniablement inscrite dans notre humanité, alors que Scarlatti nous donne à entendre une musique d’une douceur surprenante. Caïn y est représenté dans toute son ambiguïté, se laissant submerger par sa haine obsessionnelle et le tourment de sa culpabilité durant son errance maudite.

Ce fratricide n’a pas échappé au verbe de Victor Hugo, qui dans son poème « La conscience » nous décrit les affres de la culpabilité de Caïn jusqu’à son tombeau où l’œil de sa conscience le poursuit inlassablement.

Le paroxysme de la violence a marqué de son sceau notre Histoire, au siècle précédent, celle écrite avec un grand « H » mais aussi avec un petit « h » lorsqu’elle traverse l’inconscient de plusieurs générations.

Freud lui-même, alors qu’il écrivait son Moïse a quitté précipitamment Vienne en Juin 1938, inscrivant dans l’histoire de la psychanalyse cette rupture au cœur de cette vieille Europe qui jouissait de la présence des plus grands intellectuels de cette époque.

La psychanalyse peut encore en témoigner en prenant en compte la parole des sujets qui viennent sur le divan, portant ce poids de réel qui a fait troumatisme dans leur histoire, mettant en évidence ce que nous nommons inconscient réel.

Aujourd’hui, cette sombre mémoire nous traverse, relayée dans le quotidien par des actes de vandalisme, des insultes, des signifiants au relent mortifère, anéantissant tout sujet sidéré par cette violence, qu’il soit enfant, homme, femme, de couleur et de culture différentes, peu importe son origine.

Pour Freud, la pulsion de mort est à l’œuvre et dès 1915 dans son texte « Pulsions et destins des pulsions » il écrivait : « La haine, en tant que relation à l’objet, est plus ancienne que l’amour ; elle provient du refus originaire que le moi narcissique oppose au monde extérieur [1] ».

En 1933, s’adressant à Einstein, il écrit dans l’une de ses lettres : « Si la propension à la guerre est un produit de la pulsion destructrice, il y a donc lieu de faire appel à l’adversaire de ce penchant, à l’Eros. Tout ce qui engendre, parmi les hommes, des liens de sentiment doit réagir contre la guerre [2] ».

Dans son texte « Situation de la psychanalyse en 1956 », Lacan nous rappelle que Freud avait déjà admis explicitement dans son Moïse puis implicitement dans Totem et tabou, « qu’un drame oublié traverse dans l’inconscient les âges [3] ».

Ce qu’il faut dire avec Aristote, c’est que « ce n’est pas l’âme qui parle, mais l’homme qui parle avec son âme, à condition d’ajouter que ce langage il le reçoit, et que pour le supporter il y engouffre bien plus que son âme : ses instincts même dont le fond ne résonne en profondeur que de répercuter l’écho du signifiant [4] ».

Ainsi, si Freud avait recours à la pulsion de mort pour justifier la violence des hommes, Lacan y formalisera le réel du signifiant, tout en maintenant que dès avant sa naissance et au-delà de sa mort, le sujet est pris dans une chaîne symbolique, où il est en effet, « pris comme un tout, mais à la façon d’un pion dans le jeu du signifiant selon un ordre logique, toujours actuel [5] ».

Dans Le Sinthome, il écrit : « la pulsion de mort c’est le Réel en tant qu’il ne peut être pensé que comme impossible c’est-à-dire impensable ». Impensable, comme le sexe, lorsqu’il surgit dans la vie du sujet provoquant le trauma, impensable comme la mort, car l’un et l’autre n’ont aucun représentant dans l’inconscient et ne peuvent donc être dit, constituant de ce fait le fondement du Réel.

L’actualité de la violence n’est autre que le fondement de notre pratique analytique où la parole s’oriente de ce réel, joint intime de chaque parlêtre.

« Si à l’impossible à dire se mesure le réel [6] », les auteurs de cette revue en témoignent chacun avec son style en relisant les mythes fondateurs de notre civilisation jusqu’à notre monde contemporain pour la première partie des textes. Puis viennent quatre textes qui traiteront de l’articulation des discours et de leurs conséquences cliniques.

Que la parole soit jouissance ne fait aucun doute dans la série des textes suivants où l’analyste est convoqué.

Enfin cinq textes cliniques qui suivent mot à mot les dires des sujets aux prises avec la violence y compris dans le cadre institutionnel avant de terminer sur 3 textes où la littérature et l’art tente d’endiguer ce réel destructeur.

Désormais et à partir de ce numéro 19 de la RCCCL, ces textes seront consultables sur le site Cairn.info.

Nous vous en souhaitons une bonne lecture.

Notes

  • [2]. Freud S., 1915 « Pulsions et destins des pulsions », Métapsychologie, Gallimard, 1976 p. 43.
  • [3]. Einstein A. Freud S., 1933 « Pourquoi la guerre ? » traduction de Blaise Briod, Payot et Rivages, Paris, 2005, p. 59.
  • [4]. Lacan J., « Situation de la psychanalyse en 1956 », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 469.
  • [5]. Id. p. 469.
  • [6]. Id, p. 468.
  • [7]. Lacan J., Séminaire livre XXIII, Le Sinthome, Leçon du 16 mars 1976, version de l’ALI, p. 142.
  • [8]. Lacan J. L’étourdit, Scilicet 4, Paris, Seuil, 1973, p. 52.

Sommaire

I Présentation Éditorial

  • Présentation des Collèges de clinique psychanalytique du Champ lacanien, Jacques ADAM
  • Éditorial, Éliane PAMART

II Travaux des collèges cliniques de France et des espaces cliniques associés

Du mythe à la civilisation
  • La colère d’Achille, Claude MOZZONE
  • À propos de la violence terroriste, Anne MEUNIER
  • Parole et violence, langage et civilisation, Agnès METTON
Des discours
  • Que peut le Discours Analytique face à la violence du Discours Capitaliste ?, Christophe CHARLES
  • Violence et discours capitaliste, Sur la place de la clinique, François TERRAL
  • Violence et différence, Jean-Michel ARZUR
  • « Y a d’l’Un » et rien d’autre – Les violences contemporaines, Suzanne MEUDEC
Parole et jouissance
  • La jouissance du parler, Colette SOLER
  • Le trauma, de la violence à la parole, Jean-Jacques GOROG
  • Parole, lisière de l’obscur, Bruno GENESTE
  • La violence, la scène du tourment et le psychanalyste, Jean-Claude COSTE
Clinique
  • Violence du fantasme chez l’homme aux rats, François BASLÉ
  • Les paroles imposées et la violence, Armando COTE
  • La violence des mots chez Joyce, Éliane PAMART
  • La garçonne et l’assassin : désir féminin et pousse-à-la-femme, Muriel MOSCONI
  • VIOLENCE ! Vous avez dit violence ?, Anne CASTELBOU BRANAA et Nathalie ROLLET
Écriture et violence
  • « Humanimalité », Colette SEPEL
  • Thomas Müntzer, Stéphanie GILET-LE BON
  • Rature et lacérations : De Shih-t’ao à David Nebreda, Denys GAUDIN

III Éléments bibliographiques

IV Sommaires des numéros antérieurs

V Renseignements pratiques sur les Collèges de clinique psychanalytique du Champ lacanien

VI Les auteurs de la revue