À la question « Qu’est-ce qu’une clinique psychanalytique » – dont nous fîmes le thème de nos travaux de l’année dernière, une des réponses possibles eût pu être : une clinique du désir ! réponse à laquelle d’autres auraient préféré : « clinique du sujet », « clinique du transfert », « clinique du symptôme », « clinique de la jouissance », etc.
La liste est quasi infinie… Arrêtons-nous cependant sur ce terme de désir qui, certes, ne date ni ne procède de l’avènement du discours analytique. Que ce soit en tant qu’Éros, cupiditas ou Begierde – avant le Wunsch freudien –, le désir hante la pensée a minima de Platon à Hegel, en passant par Spinoza.
Pourtant, c’est bien avec Freud que le désir va passer du champ littéraire (poésie, théâtre, roman) et de la spéculation philosophique à cette clinique spécifique que détermine l’hypothèse freudienne de l’inconscient. Chez Freud, c’est d’abord comme un des pôles du conflit défensif que le désir apparaît dans sa conception dynamique du fonctionnement psychique. Ce qui le fait dépendre de cette conflictualité, du refoulement qu’elle génère, de la division qui s’en infère et des formations en lesquelles le refoulé fait retour : rêve et symptôme, notamment. Dès lors, il n’est pas étonnant que ce soit avec L’Interprétation du rêve (1900) que le désir accède à un statut de notion fondamentale du lexique freudien.
C’est en effet dans sa Traumdeutung que Freud affirmera simultanément sa thèse selon laquelle l’interprétation du rêve est la voie royale qui mène à l’inconscient et celle, plus décisive peut-être, qui énonce que le rêve est, par son contenu, l’accomplissement d’un désir – pas sa réalisation -, et a, pour motif, un désir. Ainsi, c’est tout ce qu’on a pu appeler la clinique freudienne, qu’on aborde celle-ci par le rêve, le symptôme, l’angoisse, le deuil voire le fantasme – dont Lacan soulignera la fonction de « soutien du désir » – qui va apparaître comme relevant d’une clinique du désir. À ceci près que par « clinique du désir, il convient d’entendre aussi bien la clinique des formations dans lesquelles le désir s’accomplit – avec ou sans compromis, censure ou déplacement –, que la clinique de ses impasses et de ses paradoxes. J’ajouterai que même l’introduction de concepts aussi cruciaux que la pulsion – donc, la jouissance – ou le transfert – donc, l’amour – ne réduira la centralité du désir dans la clinique freudienne.
Pour ainsi dire, Lacan radicalisera cette option freudienne d’une clinique du désir, contrairement à ce que pourraient laisser penser ses nombreux frayages et élaborations sur la jouissance et le nœud borroméen. Ici, il suffira juste de se rappeler qu’avant d’en arriver à ses ultimes contributions, Lacan aura placé au fondement de la psychanalyse, le champ du langage et la fonction de la parole. S’en dégagent non seulement les lois du langage (métaphore, métonymie, équivoque) et les lois de la parole (médiation, dissymétrie, reconnaissance), mais également toutes les constructions théorico-cliniques précieuses avec lesquelles il a renouvelé la portée des « cas cliniques » freudiens : les ternaires I, S, R ; Besoin, demande, désir et Privation, frustration, castration. Mais aussi, plus généralement le manque, le désir de l’Autre, le sujet barré, l’objet a comme « cause du désir ». Qui ne se souvient, par ailleurs, de la réduction et simplification géniales que Lacan opère des névroses de transfert freudiennes à partir de la catégorie de désir : désir prévenu (phobie), désir insatisfait (hystérie), désir impossible (obsession). On pourrait y ajouter son exploration des « voies perverses du désir »…
Pour bien prendre la mesure de ce qu’est une clinique du désir et savoir ce qui fait son prix, il convient de rappeler à quoi elle s’opposait pour Lacan. Non pas à une « clinique sous transfert », à une « clinique du symptôme » ou à une « clinique des discours », mais bien à une clinique adaptative, que ce soit par la réalité ou par la culture, donc par les normes sociales, les mêmes dont Lacan disait que « s’il est une expérience qui doive nous apprendre combien elles sont problématiques, combien elles doivent être interrogées, combien leur détermination se situe ailleurs que dans leur fonction d’adaptation, c’est bien celle de l’analyse » (Le désir et son interprétation, p. 569) N’est-ce pas ce que, sous de nouveaux oripeaux, les théories cognitives et comportementales qui irriguent la clinique psychiatrique et psychologique contemporaine tentent de rétablir ?
On voit par ce qui précède que ce que nous impose notre thème de l’année, c’est un retour, d’une part à « La direction de la cure et les principes de son pouvoir » et à « Subversion du sujet et dialectique du désir », et, d’autre part, aux trois grands séminaires cliniques de Lacan qui les préparent, les encadrent ou les accompagnent : La relation d’objet (1956-1957), Les formations de l’inconscient (1957-1958) et Le désir et son interprétation (1958-1959).
Sidi Askofaré, CCPSO.